Cellule de crise
Je ne pense qu’à ça. Jusque là, ça allait, j’avais vidé mes placards.
Seulement, je vais devoir aller faire les courses. Coloc’ est rentré. Et puis, je n’ai plus de soupes lyophilisées dégueulasses que je dilue un max pour leurrer mon estomac. Et que je bois lentement, à la cuillère, pour lui faire croire que je mange. Il n’y a plus rien. Il va falloir remplir le frigo. Un peu. Mais un peu, je ne connais pas. Depuis que j’ai recommencé à m’affamer, la nourriture m’obsède. Je ne pense qu’à ça. A me jeter sur le paquet de fromage râpé qui traine dans le frigo. A le noyer de mayonnaise. A acheter des pâtes pour utiliser le pot de pesto. A manger le pesto à la cuillère. Envie de Pringles. Oui, je sais, pas de marques. Mais je tiens à ceux-là. Spécifiquement. A la crème et aux oignons. Je peux sentir les tuiles de pommes de terre rompre sous mes dents. Sentir le sel m’anesthésier les lèvres. Sentir leur goût sur mes papilles. J’en salive. La crise est entamée. Mon cerveau est déjà en crise. Je m’imagine des sandwichs pleins de beurre, de fromage, de tomates cerises, de noix de cajou, de beurre de cacahuètes (on oublie Zizanie, c’est quasi impossible à vomir ce truc) crème, de mayonnaise, de chips. Envie de brownie (pour les mêmes raisons, le chocolat est banni, tu le sais bien) brioches, de viennoiseries, à tremper dans de la crème dessert. Praliné, café, caramel. Envie de vider un paquet de langues de chat. Pour accompagner un pot de glace. A la vanille. Après avoir fait couler de la confiture de lait dessus. Envie de dévorer une énorme assiette de pâtes au pesto plein d’huile d’olive.
Ma liste de courses. Elle est là. Elle résonne dans mon crâne. Elle ne me lâche pas. Et je dois aller faire les courses. Je ne pourrai pas m’en tenir à la liste papier. Je veux me remplir. Je veux tout avaler. Peu importe l’ordre. Je veux sentir mon estomac plein à craquer. Avant de le vider. Mais si, j’arriverai à avaler tout ça. Quitte à faire ma crise en deux fois. Deux belles occasions de me lacérer le fond de la gorge avec mes ongles. D’avoir des crampes à l’estomac. Et la bile qui me brûle la gorge. Enfin. Crier victoire. Ou presque. Sécher les larmes qui ont coulé malgré moi. Ignorer la douleur. Et sortir de la salle de bain. Enfin. N’être plus rien. Pas fière de moi. Evidemment. Comment j’ai pu avaler tout ça ? Je n’ai aucune volonté. Je ne suis rien. Rien. Même encore moins. Je n’ai pas réussi à garder le contrôle. Alors je me fais du mal, je me détruis. Je répare les dégâts.
Alors, quand il faudra sortir. Me confronter au monde extérieur déjà. Que j’ai laissé à l’extérieur depuis une semaine. Quand il faudra prendre un panier et aller de rayon en rayon. Je ne résisterai pas. J’oublierai ma liste. Je satisferai l’autre. Liste. Boulimie. Elle. L’autre. Et je culpabiliserai. Mais j’avalerai tout. J’ingurgiterai le contenu de chacun des articles de mon panier. Tous ces articles qui passent à la caisse. Le regard des gens sur mes bourrelets. Sur mes cuisses énormes. Sur mon ventre distendu.
Jouissance. Destruction. J’allumerai la télé. J’ouvrirai méthodiquement tous les paquets. Et je commencerai ma crise. Pendant la cuisson des pâtes. Jusqu’à éclater. Jusqu’à n’en plus pouvoir. Et puis je noierai mon estomac de liquide. Pour que ce soit moins long et moins douloureux. Quand je finirai la tête au-dessus des toilettes. Deux doigts au fond de la gorge. La peur de ne pas y arriver, cette fois. La peur de devoir tout garder en moi. Les douleurs dans le bide. Les crampes. Et la délivrance. N’en plus pouvoir mais continuer quand même jusqu’à que tout sorte. Jusqu’à sentir la bile m’attaquer l’œsophage.
Finalement, j’ai demandé à Coloc’ d’aller faire les courses à ma place. Je lui ai donné l’argent et une liste qui s’en tenait au minimum vital. Je repousse. Mais je ne pense qu’à ça. Je ne pense qu’à elle. Elle m’attend. Je l’attends. Je ne lutterai pas. Je n’en ai pas envie. Elle est plus forte que moi. Je n’ai aucune volonté. Alors je reste enfermée. Pour m’empêcher de. Je sais que le sachet de fromage râpé ne me satisfera pas. Pas la peine de tout foutre en l’air pour ça. Je la ferai, cette putain de crise. Je m’en mettrai plein le bide. Je comblerai tout ce vide. Et je vomirai tout ce que je garde en moi. Tout ce que je me suis retenue de dire. Tout ce temps à leur faire croire que tout va bien. A sourire, à rire, à plaisanter. A être aimable, sociable, agréable. A être une autre. Qui aime vivre. Derrière tout ce gras. Derrière ces cuisses énormes et ce ventre flasque. Je pourrais même sourire avec mon ventre, tiens.
Météo intérieure : Atmosphère lourde
Dans les oreilles : Saez - On n’a pas la thune
Sous les yeux : Un frigo vide